Essai - La question flamande
LA «QUESTION» FLAMANDE OU UN DIVORCE BELGE EST-IL POSSIBLE?
Lorsque j'étais représentant honoraire de la République de Croatie à
Bruxelles, au début des années nonante, en pleine guerre serbo-croate
(qu'on désigne en Croatie sous un vocable euphémique de «guerre
patriotique»), j'entendais souvent mes compatriotes belges comparer le
conflit serbo-croate au conflit communautaire belge. À tort, leur
disais-je, car les prémices historiques ne sont pas du tout les mêmes.
Il est vrai qu'à l'époque où nous vivons, l'histoire a mauvaise presse.
Je me souviens d'une anecdote. Lorsque je conduisais une délégation
ministérielle croate au Parlement européen, lors de la visite chez le
président du Parlement à l'époque; le socialiste espagnol Baron Crespo,
ce monsieur m'avait demandé comment on pouvait expliquer ce conflit
serbo-croate. Je lui ai répondu que je devrais faire un peu d'histoire.
Là-dessus, il a répondu, se croyant très spirituel et très cultivé:
«Vous savez ce qu'a dit le philosophe marrane Maïmonide? «Si Dieu avait
voulu que les gens regardent en arrière, il leur aurait mis des yeux
dans le cou.» Je lui ai répondu: «Monsieur le Président, un philosophe
français a dit: «Les peuples qui ignorent leur histoire sont condamnés
à la revivre.» Il s'est levé alors et m'a dit simplement: «Au revoir,
Monsieur!»
Oui, l'histoire a mauvaise presse! Le grand psychologue jungien James
Hillman l'a déjà constaté en écrivant : «Je chevaucherai ce cheval de
l'histoire jusqu'à ce qu'il s'effondre, car je soutiens que l'histoire
est devenue le Grand Refoulé. Si, à l'époque de Freud, c'était la
sexualité qui était le Grand Refoulé et l'instigatrice du ferment
interne des psychonévroses, aujourd'hui, la seule chose que nous ne
voulons tolérer est l'histoire. Non: nous sommes tous des prométhéens
avec une foule de possibilités, d'espoirs pandoréens, ouverts,
désencombrés, avec l'avenir devant nous, si divers, si beaux, si neufs
– hommes et femmes neufs et libérés vivant en avant vers une science
fiction. Alors l'histoire gronde en dessous; poursuivant son œuvre dans
nos complexes psychiques.»
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Non, comparaison n'est pas raison, précisément parce que les paramètres historiques ne sont pas les mêmes:
Le destin funeste serbo-croate fut déterminé par des événements
historiques préalables à l'établissement de ces deux communautés
nationales dans l'espace géographique et historique qu'elles occupent
actuellement. Les Croates se sont établis en deçà de la frontière
séparant l'empire romain d'Occident de l'empire d'Orient (la rivière
Drina; frontière entre la Serbie et la Bosnie actuelles, rivière qui a
vu flotter sans doute le plus grand nombre de cadavres en Europe), dans
la province la plus orientale – la Dalmatie - de l'empire d'Occident,
les Serbes au-delà, dans la province la plus occidentale de l'empire
d'Orient (la Prévalitaine). Cette frontière a continué à déterminer le
destin de la région au moyen âge: La rivière Drina est bien le fleuve
qui bornera à l'Est l'Italie d'Odoacre, puis de Théodoric. C'est aussi
la limite au-delà de laquelle l'autorité carolingienne ne s'étendra
guère. C'est enfin la frontière qui marquera, en 863 (le schisme de
Photius); puis en 1054 (le schisme de Michel Cérulaire), les limites de
l'avance de l'église romaine.
Les communautés serbe et croate n'ont donc jamais vécu dans le même
orbite culturel, ni dans les mêmes formations politiques (États).
jusqu'en 1918, lorsque les grandes puissances, au sortir de la Première
guerre mondiale, et sous l'influence de ce qu'on appelle «la doctrine
Wilson»; à savoir une théorie mal comprise et mal appliquée de
l'autodétermination des peuples, ont décidé de créer la Yougoslavie,
sur base d'une identité linguistique et ethnique supposée des Serbes et
des Croates, sinon des Slovènes. On sait comment cette «aventure» s'est
terminée, en 1941 d'abord, puis, plus récemment, en 1991, à chaque
fois; par une catastrophe.
Il n'en va pas du tout de même avec l'aventure belge. Il existe une
province celtique belge dès l'époque romaine, dont parle d'ailleurs
César dans un célèbre passage de sa «Guerre des Gaules».
Historiquement, on peut considérer que la Belgique existe bien avant la
proclamation de son indépendance en 1830. On peut légitimement
considérer qu'elle est née en quelque sorte au sortir de la Révolution
du XVIe siècle par la signature de la Paix d'Arras (17 mai 1579) entre
le gouverneur espagnol Alexandre Farnèse et «Les Malcontents», classes
privilégiées autant wallonnes que flamandes qui se sont unies par la
Confédération d'Arras (le 6 janvier 1579), après avoir arrêté la marche
de la république calviniste de Gand vers le Sud.
À partir de 1581, Farnèse s'empare des villes du Sud de l'union
d'Utrecht (union des partis calvinistes), abandonnées à elles-mêmes par
les provinces du Nord, et notamment de Bruxelles et d'Anvers en 1585.
Bien qu'il eût comme projet de s'emparer également des provinces du
Nord, il ne put achever cette besogne, car le roi l'a rappelé en
Espagne, de sorte que les provinces du Nord ne furent pas reconquises.
Les provinces du Sud, qui ne portent, bien entendu, pas encore le nom
de Belgique, mais de Pays-Bas espagnols ou Pays-Bas catholiques, sont
définitivement séparées des provinces du Nord, tout au moins jusqu'en
1815, lorsque les grandes puissances tenteront à nouveau de restaurer
une Grande Néerlande.
Voici ce qu'en dit Léopold Génicot : «À notre sens, la Révolution du
XVIe siècle n'a pas détruit la Grande Néerlande parce que celle-ci
n'existait pas. il n'y avait pas, sauf chez quelques lettrés, de vrai
sentiment national. il n'y a pas non plus de vraie communauté
politique, économique et culturelle entre les provinces du Nord et du
Sud. Mais elle en a empêché la constitution. Rien ne s'opposait à
celle-ci. il n'y avait pas d'antagonisme entre le Nord et le Sud et la
frontière du XVIe siècle est le résultat d'un pur hasard. Mais, après
la Révolution, les différences vont s'accentuer entre les provinces du
Nord et du Sud, en politique (guerres et barrière), en économie
(guerres économiques et structure économique), en religion (calvinisme
et catholicisme régénéré sous les Archiducs Albert et Isabelle.»
Par contre, une autre comparaison, celle entre l'éclatement de
l'ex-Yougoslavie en 1941, puis en 1991 et de la Grande Néerlande en
1830 me paraît beaucoup plus pertinente.
De même que la monarchie yougoslave (appelée à l'origine Royaume des
Serbes; des Croates et des Slovènes) fut érigée, comme nous l'avons dit
plus haut, à l'initiative des grandes puissances, et particulièrement
de la Grande Bretagne, sous la férule d'une dynastie étrangère aux
Croates et aux Slovènes (serbe et orthodoxe, alors que les Croates et
les Slovènes sont catholiques), de même la Grande Néerlande fut érigée
par les grandes puissances de l'époque, également à l'initiative de la
Grande Bretagne, qui réussit à convaincre les autres puissances
victorieuses de Napoléon, et également sous l'autorité d'une dynastie
étrangère aux Flamands et aux Wallons (les Orange-Nassau hollandais) et
calviniste, alors que les Flamands et les Wallons sont catholiques.
Dans les deux cas, l'État ainsi créé est une construction artificielle.
Rien ne rapproche les deux peuples, comme l'écrit Génicot, tout les
divise; la mentalité politique: les Hollandais sont hostiles aux
libertés modernes qui ont une faveur croissante en Belgique (dans la
monarchie yougoslave, les Croates et les Slovènes sont républicains,
les Serbes sont monarchistes); la structure économique: apparemment
complémentaire, l'économie hollandaise (libre échangiste) et l'économie
belge (protectionniste) sont en opposition réelle (dans la monarchie
yougoslave, les Croates et les Slovènes se considèrent financièrement
et économiquement pillés par les Serbes). le caractère: le caractère
froid, gourmé, «calviniste» des Hollandais s'oppose au caractère plus
jovial (Wallons), plus bon vivant (Flamands) des Belges (dans la
monarchie yougoslave, le caractère centre-européen «occidental»,
légitimiste et un tantinet bureaucratique des Croates s'oppose aux
caractère «oriental» balkanique, réfractaire et un tantinet anarchiste
des Serbes). et last but not least, la langue: le français a progressé
sous les régimes précédents dans les classes aisées en Flandre. le
flamand, qui a évolué autrement, coupé du néerlandais, fait que ce
dernier est considéré par les Flamands comme une langue étrangère (les
innombrables tentatives des autorités politiques de faire du croate et
du serbe une seule et même langue ont échoué face aux écrivains qui ont
continué, dans la tradition séculaire, à écrire dans leur langue, de
part et d'autre).
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La question linguistique nous place sans doute au cœur du problème
entre les francophones et les Flamands, tout comme en ex-Yougoslavie,
où les tensions linguistiques entre Croates et Serbes ont conduit à la
«Déclaration sur la désignation et la situation de la langue littéraire
croate» (1967), prodrome de ce qu'on a appelé le «Printemps croate»
(1971), première étape vers la proclamation de l'indépendance en 1991
que les grandes puissances, en désaccord entre elles, ne peuvent
qu'entériner. Il en fut exactement de même avec la proclamation de
l'indépendance belge en 1830. À part la France (pour la Croatie, à part
l'Allemagne et l'Autriche), les grandes puissances y sont hostiles,
mais faute de vues politiques communes, elles ne peuvent que s'incliner
devant le fait accompli.
Les origines et l'évolution de la question linguistique belge méritent également un tour d'horizon historique.
En effet, la prédominance du français comme langue véhiculaire dans les
classes flamandes aisées ne s'est pas installée en un jour.
L'emprise française a progressivement amené à une francisation
spontanée de la classe supérieure en Flandre. Les causes en sont
multiples, politiques: la Flandre est un fief français, ses princes
sont francophones, le français devenant la langue officielle de la cour
et de l'administration supérieure; économiques: les marchands flamands
travaillent surtout sur les foires de la Champagne, le français
devenant ainsi aussi la langue des affaires; religieuse: la métropole
religieuses de la Flandre est Tournai, possession royale française,
dont les évêques sont tous dévoués au roi de France, les monastères
flamands étant des fondations françaises; intellectuelles: en l'absence
de centres d'enseignement supérieur, les Belges (y compris les
Flamands) se rendent en France pour étudier (Paris, Orléans). la
Flandre y exporte aussi ses maîtres (Hendrik Goethals ou Henri de Gand,
par exemple); enfin le centre littéraire de l'Artois en Flandre
gallicante influe sur le Nord du comté de Flandre.
Ce processus résultera par un divorce de plus en plus important entre
la langue des classes dirigeantes (le français) et celle du peuple (le
flamand), considérée comme un jargon barbare.
Ce clivage linguistique se maintiendra sous les régimes espagnol,
autrichien et français et se radicalisera même (le français est la
seule langue officielle et la langue de la bourgeoisie) jusqu'à la
seconde moitié du XIXe siècle, à savoir jusqu'à l'éclosion du Mouvement
flamand (Vlaamse Beweging), suscité par des philologues et des
écrivains, généralisé par la propagande (journaux, bibliothèques,
conférences) et fortifié par l'accession des masses flamandes à plus
d'instruction et de bien-être. En voici le calendrier:
1873: usage du flamand dans les tribunaux;
1878: le français et le flamand sont sur pied d'égalité dans l'administration en Flandre;
1898: le flamand devient la seconde langue officielle dans tout le royaume;
1921: le flamand devient obligatoire dans les rapports avec les administrations publiques en Flandre;
1923: dédoublement de l'Université de Gand:
1930: flamandisation de l'Université de Gand;
1932: unilinguisme flamand dans l'administration.
Nous y ajouterions volontiers une autre date, celle de 1924, lorsque
des députés flamands proposent un projet de loi instaurant les deux
langues comme officielles dans tout le royaume. Ce projet de loi fut
rejeté par les socialistes wallons. Si, par impossible, il eut été
voté, nous n'aurions sans doute pas aujourd'hui la situation à laquelle
nous sommes confrontés.
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Il me reste à faire un commentaire psychanalytique de cette situation et de son historique.
Je crois que nous sommes en présence ici de ce que j'appellerais
volontiers une méprise psychologique de part et d'autre de la frontière
linguistique.
En effet, toutes les frontières historiques (politiques, religieuses,
économiques) de la Belgique courent du Nord au Sud (ou l'inverse),
seule la frontière linguistique va d'Ouest en Est (et vice-versa);
toutes les principautés historiques belges étaient bilingues. Les
Wallons ne sont pas responsables de la francisation progressive des
classes dirigeantes flamandes.
Que se passe-t-il donc? Il me semble qu'il s'agit là d'une sorte de
projection mutuelle d'un complexe collectif d'infériorité. Les
francophones disent: Qu'est-ce que c'est que ces gens qui veulent nous
imposer cette langue de paysans – quand ce n'est pas: cette mixture de
patois dans lesquels ils ne se comprennent même pas eux-mêmes -, alors
qu'ils n'ont même pas de culture? Les Flamands disent: Qu'est-ce que
c'est que ces Wallons qui se prennent pour des Français, alors qu'ils
n'ont – précisément – qu'une mixture de patois qui n'a aucune tradition
littéraire? Mais chaque fois qu'il y a projection d'une infériorité
inconsciente sur autrui, il y a, en compensation, une identification
collective au pôle opposé, la supériorité. Les francophones disent:
Nous faisons partie d'un domaine linguistique universel, et où peut-on
aller dans le monde avec le flamand? On pourrait rétorquer à ce
sophisme que, dans ce cas, il faudrait en supprimer des langues dans le
monde! Les Flamands, eux, disent: Nous avons une culture ancienne, une
littérature, nous étions connus dans toute l'Europe, et même certains
compositeurs wallons du XVe siècle furent classés dans les
encyclopédies européennes dans les écoles de polyphonie flamandes, sans
parler du peintre tournaisien Rogier de La Pasture qui a flamandisé son
nom à la Cour des ducs de Bourgogne à Bruxelles, en signant ses
tableaux Rogier Van der Weyden. Et les Wallons, ils ont quoi, eux, à
part les charbonnages et Arthur Masson? La bévue d'Yves Leterme qui
chante la Marseillaise, alors qu'on lui demande de chanter la
Brabançonne, prend ici soudain tout son sens.
La question est donc: que peut-on faire pour sortir de cette méprise, ce malentendu?
La réponse psychanalytique à cette question serait: il est nécessaire
de retirer les projections collectives négatives de part et d'autre.
Mais c'est évidemment plus facile à dire qu'à faire.
Je préconiserais – et ce sera le mot de la fin – que ce soient les
politiciens qui s'attèlent à cette tâche, de part et d'autre, au lieu
de briguer le pouvoir par n'importe quel moyen, en renchérissant sur
ces projections.
Antoine Pinterovic
Professeur en retraite
Psychanalyste
1 J. HILLMAN: «Peaks and Vales»; in: On the Way to Self-Knowledge, J:
Needlemqn and D. Lewis, Knopf, New York, 1976, pp. 114-147. Repris in:
Puer papers, Spring Publications, 1979, pp. 54-74. Traduit en français
par Thomas Johnson in: Le polythéisme de l'âme, Mercure de France-Le
Mail, Paris, 1982. La récente traduction française par Élise Argaud in:
La Trahison et autres essais, Manuels Payot, Paris, 2004, ne peut être
qualifiée que de lamentable, car ni fidèle, ni correcte.
2 L. GÉNICOT:Histoire de Belgique, Université de Louvain, 6e édition, p. 90.