Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Un homme, un époux, un père, un analyste, un professeur, un ami, un confident ...
8 mai 2009

Essai - La question flamande

croatie


LA «QUESTION» FLAMANDE OU UN DIVORCE BELGE EST-IL POSSIBLE?


Lorsque j'étais représentant honoraire de la République de Croatie à Bruxelles, au début des années nonante, en pleine guerre serbo-croate (qu'on désigne en Croatie sous un vocable euphémique de «guerre patriotique»), j'entendais souvent mes compatriotes belges comparer le conflit serbo-croate au conflit communautaire belge. À tort, leur disais-je, car les prémices historiques ne sont pas du tout les mêmes.
Il est vrai qu'à l'époque où nous vivons, l'histoire a mauvaise presse. Je me souviens d'une anecdote. Lorsque je conduisais une délégation ministérielle croate au Parlement européen, lors de la visite chez le président du Parlement à l'époque; le socialiste espagnol Baron Crespo, ce monsieur m'avait demandé comment on pouvait expliquer ce conflit serbo-croate. Je lui ai répondu que je devrais faire un peu d'histoire. Là-dessus, il a répondu, se croyant très spirituel et très cultivé: «Vous savez ce qu'a dit le philosophe marrane Maïmonide? «Si Dieu avait voulu que les gens regardent en arrière, il leur aurait mis des yeux dans le cou.» Je lui ai répondu: «Monsieur le Président, un philosophe français a dit: «Les peuples qui ignorent leur histoire sont condamnés à la revivre.» Il s'est levé alors et m'a dit simplement: «Au revoir, Monsieur!»
Oui, l'histoire a mauvaise presse! Le grand psychologue jungien James Hillman l'a déjà constaté en écrivant : «Je chevaucherai ce cheval de l'histoire jusqu'à ce qu'il s'effondre, car je soutiens que l'histoire est devenue le Grand Refoulé. Si, à l'époque de Freud, c'était la sexualité qui était le Grand Refoulé et l'instigatrice du ferment interne des psychonévroses, aujourd'hui, la seule chose que nous ne voulons tolérer est l'histoire. Non: nous sommes tous des prométhéens avec une foule de possibilités, d'espoirs pandoréens, ouverts, désencombrés, avec l'avenir devant nous, si divers, si beaux, si neufs – hommes et femmes neufs et libérés vivant en avant vers une science fiction. Alors l'histoire gronde en dessous; poursuivant son œuvre dans nos complexes psychiques.»

***

Non, comparaison n'est pas raison, précisément parce que les paramètres historiques ne sont pas les mêmes:
Le destin funeste serbo-croate fut déterminé par des événements historiques préalables à l'établissement de ces deux communautés nationales dans l'espace géographique et historique qu'elles occupent actuellement. Les Croates se sont établis en deçà de la frontière séparant l'empire romain d'Occident de l'empire d'Orient (la rivière Drina; frontière entre la Serbie et la Bosnie actuelles, rivière qui a vu flotter sans doute le plus grand nombre de cadavres en Europe), dans la province la plus orientale – la Dalmatie - de l'empire d'Occident, les Serbes au-delà, dans la province la plus occidentale de l'empire d'Orient (la Prévalitaine). Cette frontière a continué à déterminer le destin de la région au moyen âge: La rivière Drina est bien le fleuve qui bornera à l'Est l'Italie d'Odoacre, puis de Théodoric. C'est aussi la limite au-delà de laquelle l'autorité carolingienne ne s'étendra guère. C'est enfin la frontière qui marquera, en 863 (le schisme de Photius); puis en 1054 (le schisme de Michel Cérulaire), les limites de l'avance de l'église romaine.
Les communautés serbe et croate n'ont donc jamais vécu dans le même orbite culturel, ni dans les mêmes formations politiques (États). jusqu'en 1918, lorsque les grandes puissances, au sortir de la Première guerre mondiale, et sous l'influence de ce qu'on appelle «la doctrine Wilson»; à savoir une théorie mal comprise et mal appliquée de l'autodétermination des peuples, ont décidé de créer la Yougoslavie, sur base d'une identité linguistique et ethnique supposée des Serbes et des Croates, sinon des Slovènes. On sait comment cette «aventure» s'est terminée, en 1941 d'abord, puis, plus récemment, en 1991, à chaque fois; par une catastrophe.
Il n'en va pas du tout de même avec l'aventure belge. Il existe une province celtique belge dès l'époque romaine, dont parle d'ailleurs César dans un célèbre passage de sa «Guerre des Gaules».
Historiquement, on peut considérer que la Belgique existe bien avant la proclamation de son indépendance en 1830. On peut légitimement considérer qu'elle est née en quelque sorte au sortir de la Révolution du XVIe siècle par la signature de la Paix d'Arras (17 mai 1579) entre le gouverneur espagnol Alexandre Farnèse et «Les Malcontents», classes privilégiées autant wallonnes que flamandes qui se sont unies par la Confédération d'Arras (le 6 janvier 1579), après avoir arrêté la marche de la république calviniste de Gand vers le Sud.
À partir de 1581, Farnèse s'empare des villes du Sud de l'union d'Utrecht (union des partis calvinistes), abandonnées à elles-mêmes par les provinces du Nord, et notamment de Bruxelles et d'Anvers en 1585. Bien qu'il eût comme projet de s'emparer également des provinces du Nord, il ne put achever cette besogne, car le roi l'a rappelé en Espagne, de sorte que les provinces du Nord ne furent pas reconquises. Les provinces du Sud, qui ne portent, bien entendu, pas encore le nom de Belgique, mais de Pays-Bas espagnols ou Pays-Bas catholiques, sont définitivement séparées des provinces du Nord, tout au moins jusqu'en 1815, lorsque les grandes puissances tenteront à nouveau de restaurer une Grande Néerlande.
Voici ce qu'en dit Léopold Génicot : «À notre sens, la Révolution du XVIe siècle n'a pas détruit la Grande Néerlande parce que celle-ci n'existait pas. il n'y avait pas, sauf chez quelques lettrés, de vrai sentiment national. il n'y a pas non plus de vraie communauté politique, économique et culturelle entre les provinces du Nord et du Sud. Mais elle en a empêché la constitution. Rien ne s'opposait à celle-ci. il n'y avait pas d'antagonisme entre le Nord et le Sud et la frontière du XVIe siècle est le résultat d'un pur hasard. Mais, après la Révolution, les différences vont s'accentuer entre les provinces du Nord et du Sud, en politique (guerres et barrière), en économie (guerres économiques et structure économique), en religion (calvinisme et catholicisme régénéré sous les Archiducs Albert et Isabelle.»
Par contre, une autre comparaison, celle entre l'éclatement de l'ex-Yougoslavie en 1941, puis en 1991 et de la Grande Néerlande en 1830 me paraît beaucoup plus pertinente.
De même que la monarchie yougoslave (appelée à l'origine Royaume des Serbes; des Croates et des Slovènes) fut érigée, comme nous l'avons dit plus haut, à l'initiative des grandes puissances, et particulièrement de la Grande Bretagne, sous la férule d'une dynastie étrangère aux Croates et aux Slovènes (serbe et orthodoxe, alors que les Croates et les Slovènes sont catholiques), de même la Grande Néerlande fut érigée par les grandes puissances de l'époque, également à l'initiative de la Grande Bretagne, qui réussit à convaincre les autres puissances victorieuses de Napoléon, et également sous l'autorité d'une dynastie étrangère aux Flamands et aux Wallons (les Orange-Nassau hollandais) et calviniste, alors que les Flamands et les Wallons sont catholiques.
Dans les deux cas, l'État ainsi créé est une construction artificielle. Rien ne rapproche les deux peuples, comme l'écrit Génicot, tout les divise; la mentalité politique: les Hollandais sont hostiles aux libertés modernes qui ont une faveur croissante en Belgique (dans la monarchie yougoslave, les Croates et les Slovènes sont républicains, les Serbes sont monarchistes); la structure économique: apparemment complémentaire, l'économie hollandaise (libre échangiste) et l'économie belge (protectionniste) sont en opposition réelle (dans la monarchie yougoslave, les Croates et les Slovènes se considèrent financièrement et économiquement pillés par les Serbes). le caractère: le caractère froid, gourmé, «calviniste» des Hollandais s'oppose au caractère plus jovial (Wallons), plus bon vivant (Flamands) des Belges (dans la monarchie yougoslave, le caractère centre-européen «occidental», légitimiste et un tantinet bureaucratique des Croates s'oppose aux caractère «oriental» balkanique, réfractaire et un tantinet anarchiste des Serbes). et last but not least, la langue: le français a progressé sous les régimes précédents dans les classes aisées en Flandre. le flamand, qui a évolué autrement, coupé du néerlandais, fait que ce dernier est considéré par les Flamands comme une langue étrangère (les innombrables tentatives des autorités politiques de faire du croate et du serbe une seule et même langue ont échoué face aux écrivains qui ont continué, dans la tradition séculaire, à écrire dans leur langue, de part et d'autre).

***

La question linguistique nous place sans doute au cœur du problème entre les francophones et les Flamands, tout comme en ex-Yougoslavie, où les tensions linguistiques entre Croates et Serbes ont conduit à la «Déclaration sur la désignation et la situation de la langue littéraire croate» (1967), prodrome de ce qu'on a appelé le «Printemps croate» (1971), première étape vers la proclamation de l'indépendance en 1991 que les grandes puissances, en désaccord entre elles, ne peuvent qu'entériner. Il en fut exactement de même avec la proclamation de l'indépendance belge en 1830. À part la France (pour la Croatie, à part l'Allemagne et l'Autriche), les grandes puissances y sont hostiles, mais faute de vues politiques communes, elles ne peuvent que s'incliner devant le fait accompli.
Les origines et l'évolution de la question linguistique belge méritent également un tour d'horizon historique.
En effet, la prédominance du français comme langue véhiculaire dans les classes flamandes aisées ne s'est pas installée en un jour.
L'emprise française a progressivement amené à une francisation spontanée de la classe supérieure en Flandre. Les causes en sont multiples, politiques: la Flandre est un fief français, ses princes sont francophones, le français devenant la langue officielle de la cour et de l'administration supérieure; économiques: les marchands flamands travaillent surtout sur les foires de la Champagne, le français devenant ainsi aussi la langue des affaires; religieuse: la métropole religieuses de la Flandre est Tournai, possession royale française, dont les évêques sont tous dévoués au roi de France, les monastères flamands étant des fondations françaises; intellectuelles: en l'absence de centres d'enseignement supérieur, les Belges (y compris les Flamands) se rendent en France pour étudier (Paris, Orléans). la Flandre y exporte aussi ses maîtres (Hendrik Goethals ou Henri de Gand, par exemple); enfin le centre littéraire de l'Artois en Flandre gallicante influe sur le Nord du comté de Flandre.
Ce processus résultera par un divorce de plus en plus important entre la langue des classes dirigeantes (le français) et celle du peuple (le flamand), considérée comme un jargon barbare.
Ce clivage linguistique se maintiendra sous les régimes espagnol, autrichien et français et se radicalisera même (le français est la seule langue officielle et la langue de la bourgeoisie) jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, à savoir jusqu'à l'éclosion du Mouvement flamand (Vlaamse Beweging), suscité par des philologues et des écrivains, généralisé par la propagande (journaux, bibliothèques, conférences) et fortifié par l'accession des masses flamandes à plus d'instruction et de bien-être. En voici le calendrier:
1873: usage du flamand dans les tribunaux;
1878: le français et le flamand sont sur pied d'égalité dans l'administration en Flandre;
1898: le flamand devient la seconde langue officielle dans tout le royaume;
1921: le flamand devient obligatoire dans les rapports avec les administrations publiques en Flandre;
1923: dédoublement de l'Université de Gand:
1930: flamandisation de l'Université de Gand;
1932: unilinguisme flamand dans l'administration.
Nous y ajouterions volontiers une autre date, celle de 1924, lorsque des députés flamands proposent un projet de loi instaurant les deux langues comme officielles dans tout le royaume. Ce projet de loi fut rejeté par les socialistes wallons. Si, par impossible, il eut été voté, nous n'aurions sans doute pas aujourd'hui la situation à laquelle nous sommes confrontés.

***

Il me reste à faire un commentaire psychanalytique de cette situation et de son historique.
Je crois que nous sommes en présence ici de ce que j'appellerais volontiers une méprise psychologique de part et d'autre de la frontière linguistique.
En effet, toutes les frontières historiques (politiques, religieuses, économiques) de la Belgique courent du Nord au Sud (ou l'inverse), seule la frontière linguistique va d'Ouest en Est (et vice-versa); toutes les principautés historiques belges étaient bilingues. Les Wallons ne sont pas responsables de la francisation progressive des classes dirigeantes flamandes.
Que se passe-t-il donc? Il me semble qu'il s'agit là d'une sorte de projection mutuelle d'un complexe collectif d'infériorité. Les francophones disent: Qu'est-ce que c'est que ces gens qui veulent nous imposer cette langue de paysans – quand ce n'est pas: cette mixture de patois dans lesquels ils ne se comprennent même pas eux-mêmes -, alors qu'ils n'ont même pas de culture? Les Flamands disent: Qu'est-ce que c'est que ces Wallons qui se prennent pour des Français, alors qu'ils n'ont – précisément – qu'une mixture de patois qui n'a aucune tradition littéraire? Mais chaque fois qu'il y a projection d'une infériorité inconsciente sur autrui, il y a, en compensation, une identification collective au pôle opposé, la supériorité. Les francophones disent: Nous faisons partie d'un domaine linguistique universel, et où peut-on aller dans le monde avec le flamand? On pourrait rétorquer à ce sophisme que, dans ce cas, il faudrait en supprimer des langues dans le monde! Les Flamands, eux, disent: Nous avons une culture ancienne, une littérature, nous étions connus dans toute l'Europe, et même certains compositeurs wallons du XVe siècle furent classés dans les encyclopédies européennes dans les écoles de polyphonie flamandes, sans parler du peintre tournaisien Rogier de La Pasture qui a flamandisé son nom à la Cour des ducs de Bourgogne à Bruxelles, en signant ses tableaux Rogier Van der Weyden. Et les Wallons, ils ont quoi, eux, à part les charbonnages et Arthur Masson? La bévue d'Yves Leterme qui chante la Marseillaise, alors qu'on lui demande de chanter la Brabançonne, prend ici soudain tout son sens.
La question est donc: que peut-on faire pour sortir de cette méprise, ce malentendu?
La réponse psychanalytique à cette question serait: il est nécessaire de retirer les projections collectives négatives de part et d'autre. Mais c'est évidemment plus facile à dire qu'à faire.
Je préconiserais – et ce sera le mot de la fin – que ce soient les politiciens qui s'attèlent à cette tâche, de part et d'autre, au lieu de briguer le pouvoir par n'importe quel moyen, en renchérissant sur ces projections.

Antoine Pinterovic
Professeur en retraite
Psychanalyste

1 J. HILLMAN: «Peaks and Vales»; in: On the Way to Self-Knowledge, J: Needlemqn and D. Lewis, Knopf, New York, 1976, pp. 114-147. Repris in: Puer papers, Spring Publications, 1979, pp. 54-74. Traduit en français par Thomas Johnson in: Le polythéisme de l'âme, Mercure de France-Le Mail, Paris, 1982. La récente traduction française par Élise Argaud in: La Trahison et autres essais, Manuels Payot, Paris, 2004, ne peut être qualifiée que de lamentable, car ni fidèle, ni correcte.
2 L. GÉNICOT:Histoire de Belgique, Université de Louvain, 6e édition, p. 90.

belgique

Publicité
Publicité
Commentaires
Un homme, un époux, un père, un analyste, un professeur, un ami, un confident ...
Publicité
Publicité